Frank Berton, avocat pénaliste | Les grands entretiens de Daphné Roulier

-Eric Dupond-Moretti dit que vous n'avez peur de rien. Rien de rien, c'est vrai ? -J'ai envie de dire si le garde des sceaux le dit. Non, je sais pas. J'ai pas peur de grand-chose parce que je considère qu'il faut être habité d'une force et d'une envie de conviction qui parfois gênent, dérangent et qui laissent penser que vous n'avez pas peur de grand-chose pour exercer ce métier. Mais il faut être raisonnable, il faut savoir respecter d'abord ceux qui vous écoutent, ceux qui vous jugent et puis ceux que vous défendez. -En ce cas, on pourrait le croire car défendre Salah Abdeslam, l'homme le plus haï de France, l'incarnation spectrale de l'horreur absolue, était un choix courageux. Il n'y avait que des coups à prendre. Vous êtes maso ? -Je suis pas maso, je suis avocat. Une fois que vous avez dit ça, les gens disent : "Oui mais ça justifie pas tout." "Est-ce qu'il avait véritablement besoin d'une défense ?" Des coups, j'en ai pris. -Beaucoup. -Oui, beaucoup parce qu'en réalité, c'était pas simple. Lorsque vous annoncez sur le moment que finalement, il va arriver de Belgique en France pour être jugé, que vous apparaissez aux yeux de tous comme étant son avocat, on m'a proposé de m'escorter, de conduire mes enfants sous escorte à l'école. Toutes ces choses-là étaient compliquées à gérer, à envisager. Et puis d'un seul coup, vous prenez conscience qu'en réalité, c'est une autre défense, mais qui n'est pas si éloignée d'une défense que vous avez tous les jours pour tout un chacun. Ce qui change, c'est le crime. -Qu'est-ce qui vous a d'abord décidé à accepter ce dossier ? Vous n'aviez plus rien à prouver. Pardon, mais qu'êtes-vous allé faire dans cette galère ? -Je vais vous dire, j'aime pas beaucoup parler de Salah Abdeslam. Pourquoi ? Parce qu'en réalité, cette histoire et ce dossier m'appartient, mais lui appartient aussi. C'est-à-dire qu'on a échangé beaucoup de choses et beaucoup de choses font partie et sont sous le secret professionnel qui nous lie l'un à l'autre. Mais mon état d'esprit à l'époque, pour tenter de répondre, c'était de dire qu'il n'y avait pas de raison que j'y aille pas. Quelle était la raison ? Cet homme était honni de tous. Tout le monde lui crachait au visage après le crime odieux qui lui était reproché. Mais il n'y avait pas de raison qu'il comparaisse sans avocat. C'est la noblesse de notre métier, c'est notre prestation de serment. Et dans notre prestation de serment, il y a l'humanité. Il faut y aller. -Bien sûr. Je vais poser la question autrement. Assumer une défense en contre avec un accusé qui revendique ses actes au nom d'une conviction religieuse, diriez-vous que ça a été le plus gros défi de votre carrière ? -Je sais pas si ça a été le plus gros défi parce qu'il y a eu des procès auxquels j'ai participé qui étaient compliqués aussi. Je me souviens l'affaire d'Outreau, on était seuls contre tous. Ils étaient présentés comme... -Des monstres. -Des monstres. La presse titrait ça. "Les monstres d'Outreau." Là, Salah, c'était un peu plus compliqué car il ne revendiquait pas non plus son crime. Donc il était face à des accusations, face à une instruction se déroulant sur le territoire français et il fallait l'accompagner et le défendre dans ce dossier. -Avec votre air de tueur à gage et votre gueule de film noir, est-ce qu'on vous confond encore plus avec votre client ? -Ca arrive. -Ca vous atteint ou ça vous amuse ? -Quand j'étais jeune avocat, ça me gênait. "C'est quand même moi l'avocat". Bon, maintenant, ça me fait rire, j'en souris. Bon alors, on ose moins me le dire, mais c'est vrai qu'on me l'a dit. Des fois, quand j'étais accompagné de mon client, les forces de l'ordre disaient : "Qui est l'avocat ?" Maintenant, ça me fait sourire. -Avec les réseaux sociaux, c'est plus dur ? Plus dangereux ? Est-ce un métier qui devient plus dangereux ? Parce que votre confrère belge, Sven Mary, s'est vu accusé sur les réseaux sociaux de se faire du fric sur le dos des morts. Il a été agressé physiquement, il a dû fermer son cabinet. -Je crois que les réseaux sociaux entraînent des réactions en chaîne qui sont parfois très dangereuses. Mais il y a aussi le traitement de l'information. -Les médias ont leur part de responsabilité en titrant "L'avocat du diable" ? -Bien sûr, vous êtes présenté aux yeux de tous comme étant finalement assimilable à celui que vous défendez. Moi, j'ai entendu Gilbert Collard, lorsque je défendais Salah Abdeslam, dire qu'on ne pouvait pas le défendre à moins d'épouser ses thèses. Mais c'est de la folie. -Y a-t-il un malentendu ontologique sur le rôle de l'avocat ? Encore aujourd'hui, on ne comprend pas ce rôle. On confond l'avocat et son client et on oublie ce que c'est que d'être avocat : défendre. -Oui, on confond... On confond les deux. Je le redis, on confond l'avocat et le client et finalement, on a du mal à les séparer. Ils sont géographiquement séparés dans la salle d'audience mais finalement assez proches. Et dans le traitement de l'information et des réseaux sociaux, finalement, on est confondu avec celui qu'on assiste ou qu'on défend. Et tous les jours, on est obligé de faire de la pédagogie, d'expliquer : "C'est pas parce que je défends un violeur que je viole des enfants." Mais c'est le fondement même de notre démocratie que d'assurer, de par le respect des droits de l'homme, une défense à un individu. Si vous gommez ça, vous êtes dans un pays totalitaire, dans une dictature, y a plus besoin de droits, y a plus besoin de code, y a plus besoin de défense. Et chacun finalement rendra sa justice sans finalement présenter le pourquoi. Le rôle de l'avocat, c'est de savoir pourquoi il a commis ce crime. Et c'est déjà la première démarche à un moment donné, vers une réhabilitation et vers un repenti, vers quelque chose qui laisse une porte, une lueur d'espoir. -Vous avez été l'avocat du diable, c'est ainsi qu'on vous a présenté. Défendre le diable sans devenir son instrument, c'est pour cela, entre autres, que vous avez finalement décidé de jeter l'éponge avec Salah Abdeslam ? -Vous voyez, vous employez le terme "jeter l'éponge". -Vous avez décidé de vous retirer. -En fait, je me suis retiré de la défense de Salah Abdeslam parce que on ne pouvait plus, l'un et l'autre, être sur la même longueur d'ondes. Et donc je ne peux pas apporter une défense à quelqu'un. -Porter sa parole. -Ou porter sa parole s'il ne souhaite pas que je le fasse. Je refuse d'être un avocat assis au banc de la défense, taisant et silencieux, c'est pas possible. C'est pas la conviction que j'ai de l'exercice de mon métier. Et à partir du moment où mon client me demande de me taire, je peux plus l'assister. Je peux plus l'accompagner. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles on s'est de concert séparés et qu'il a fait sa route avec d'autres avocats et avec de très bons avocats qui l'ont assisté devant la cour d'assises de Paris. Mais c'est vrai que par moment, on est capable aussi de dire et je suis capable de dire : "J'arrête." Ou alors : "Je ne défends pas ou je ne veux pas défendre." Il y a des dossiers où je ne veux pas intervenir et je ne veux pas plaider. -Pourquoi ? -Parce que ça ne correspond pas, par exemple, à une conviction profonde où je sais que je ne pourrais pas le faire, où je sais que j'aurais pas envie de le faire. Défendre, c'est aussi avoir envie, c'est avoir une conviction. Vous pouvez pas convaincre si vous ne l'êtes pas vous-même. Ou alors vous êtes un acteur et moi, je ne suis pas un acteur. C'est parce qu'on est convaincu d'une vérité, d'une histoire, qu'on pourrait présenter devant une cour d'assises, qu'on arrive, je pense, à convaincre et à amener les jurés, par exemple d'une cour d'assises, à épouser votre thèse. -Vous avez été touché par lui ? -Je ne répondrai pas à cette question. C'est quelque chose qui m'est propre et qui nous appartient. Et je vais vous dire, si je dis oui, les gens ne vont pas comprendre comment être touché par Salah Abdeslam. Si je dis non, les gens vont dire : "Mais comment le défendre alors qu'on n'est pas touché ?" C'est bien plus compliqué que ça. Les sentiments qui animent un avocat avec son client sont des sentiments qui appartiennent aux deux. Et je le dis aussi dans le secret de la confiance qui les unit. Car la chose la plus importante entre un client et son avocat, c'est la confiance. Il faut avoir énormément de confiance pour dire à quelqu'un : "Je vous remets ma vie, je vous remets mon avenir, mon futur et allez-y, débrouillez-vous avec ça pour me défendre." Donc voilà, ça nous appartient. -Vous parliez de futur. La vraie question, disiez-vous, pour Salah, et pour les victimes et leurs familles, c'est de savoir si cet homme de 26 ans a droit à une vie après. Mais elle est inaudible. Inacceptable, disiez-vous. La justice a tranché. Vous avez suivi, j'imagine, le procès des attentats du 13 novembre. Qu'en pensez-vous de cette condamnation à perpétuité ? -Cette condamnation est une condamnation d'élimination. A raison d'une déclaration de culpabilité qui ne m'appartient pas de critiquer. La cour d'assises est rentrée en voie de condamnation. Je note quand même que Salah Abdeslam n'a pas fait appel. Il aurait pu faire appel, c'était son droit. Il aurait pu remmener tout le monde dans un nouveau procès, avec son cortège de malheurs, de souffrances, de larmes pour toutes les victimes du Bataclan et du Stade de France. Pas du tout. Il ne l'a pas fait. Donc il a accepté quelque part cette décision. Alors on peut y voir un symbole, une prise de conscience, on peut y voir plein de choses. Je crois qu'il n'y a que lui qui peut répondre à cette question. Moi, je peux pas répondre, même si j'ai partagé avec lui un moment. Mais je peux pas savoir comment il vit, ou va vivre, cette peine perpétuelle. Et je crois qu'on peut dire que malheureusement, elle est pour l'éternité cette peine, ce sera très compliqué qu'un jour Salah Abdeslam puisse être libéré de prison malgré son jeune âge. -Franck Berton, j'aimerais clore le chapitre Salah Abdeslam avec un mail que vous avez reçu un jour d'un père. J'aimerais vous la lire : "Bonsoir, maître. "Depuis sa soirée au Bataclan, ma belle-fille est "sous surveillance vidéo à l'hôpital. "Cette situation ne la perturbe pas, elle est dans le coma. "Cela ne perturbe pas non plus mon fils qui est au cimetière. "Pour mon petit-fils de 5 ans, les perturbations sont à venir. "Je respecte votre travail et vos convictions, "mais il y a des limites face aux gens qui souffrent." Que peut-on répondre face à une telle douleur ? La justice doit-elle renoncer au droit qui vaut aussi pour Salah Abdeslam au nom de la douleur des familles ? Est-ce que ce n'est pas prendre le risque d'une justice d'exception, précisément ? Parce que vous avez bataillé pour que Salah Abdeslam ne soit pas sous surveillance vidéo 24h sur 24 et vous avez reçu ce mail. -Voilà. A l'époque, des procédures étaient engagées car il avait un traitement d'exception. Il était le seul et il a toujours été le seul à être surveillé 24h sur 24 dans sa cellule. Et donc je m'en étais ému et je reçois ce mail. Mais on ne peut rien répondre à ce mail. Il est empreint d'une très grande dignité et d'une souffrance éternelle. Et j'ai envie de dire, il y a même rien à répondre à ce papa qui m'envoie ce mail, que je découvre un soir chez moi. Je suis comme tout le monde. Je suis pas insensible à la douleur des autres et des victimes. Mais que devrais-je faire ? Que je renonce à mon métier et à la défense ? Non. Je le redis avec force et conviction, on ne peut pas vivre dans une société telle que la nôtre, avec des droits, des obligations, des valeurs essentielles qui permettent le vivre ensemble si n'importe quelle personne qui se trouve devant un tribunal, une cour d'assises, même pour le pire des crimes, sans l'assistance d'un avocat, c'est pas possible. C'est la garantie de la démocratie. Les droits de l'homme ont été constitués justement pour ça. Non pas pour faire échapper à des peines, non pas pour qu'on puisse échapper à une culpabilité. Ils existent tous les jours dans nos tribunaux, nos enceintes judiciaires, avec des avocats, des magistrats qui jugent, pour qu'on puisse vivre ensemble et c'est ce que j'aurais dit mais j'ai pas pu lui répondre car je sais pas s'il m'aurait entendu ou écouté. Comme tous ceux qui nous disent : "Comment vous faites pour défendre des criminels ? Pour aller tous les jours en audiences de cour d'assises ?" Parce que je fais ce métier que je respecte, mais parce que je respecte avant tout l'institution judiciaire. Et si on ne la respecte pas, avec ses rouages et ses principes, eh bien nous sommes en dictature et il n'y a plus de démocratie, plus de République, tout ça, ce qui constitue finalement ce que j'appelle le vivre ensemble. -Alors, vous êtes devenu l'un des avocats pénalistes les plus connus en France. Vous appartenez à ce club très fermé des meilleurs pénalistes français. Mais absolument rien ne vous prédestinait à ce métier. Vous avez été successivement ouvrier à la chaîne, serveur, livreur de pizza, prof de gestion, DJ en Belgique, fêtard assumé, avant de décrocher le barreau à 27 ans. Comment le droit vous a percuté, si j'ose dire ? -Le droit m'a peut-être remis dans le droit chemin déjà, première chose. -C'est une posture ? Vous dites que si vous n'aviez pas été avocat, vous seriez devenu bandit ? -J'aurais pu, j'aurais pu plus mal tourner. -Vraiment ? -Je suis persuadé que dans la vie, il faut des concours de circonstances. Il faut un peu de chance pour se remettre dans le droit chemin. Et la fac de droit a été pour moi à un moment donné... J'ai toujours été attiré par ce métier, même jeune, mais mon père ne voulait pas que je fasse d'études de droit, il préférait que je fasse du commerce. Je m'y suis essayé, ça n'a pas marché, j'ai réintégré la fac de droit. Mais en réalité, j'ai appris en fac de droit, ça me passionnait, voilà. Je me suis passionné pour ce métier que j'ai toujours voulu exercer. J'ai raté une première fois l'examen d'entrée. J'ai persévéré et je vous le dis, je suis persuadé qu'il faut toujours un peu de chance pour y arriver, et je mesure tous les jours la chance et le bonheur de faire ce métier, même s'il est fatigant, harassant, et si psychologiquement, c'est pas simple. Vous côtoyez un monde qui est parfois un monde parallèle duquel il faut s'extirper pour revenir dans le vrai monde. -Vous avez confié trois ans de votre vie à la journaliste Elsa Vigoureux, et ça donne ça : "Le journal de Franck Berton". Qu'est-ce que ça fait de se voir coincé pour l'éternité dans les pages d'un livre ? -Je ne voulais pas du tout de ça. -Je sais. -J'avais refusé. J'ai dit : "Non, c'est pas une bonne idée." Et puis et puis voilà. Elle a insisté. Et je pensais pas que ça durerait trois ans. Je pensais pas qu'elle pourrait pendant trois ans... -Elle vous a collé aux mocassins pendant trois ans, de mai 2015 à juillet 2018 et suivi toutes les affaires en cours, les visites à Salah Abdeslam, votre plaidoirie mémorable en faveur de Dominique Cottrez, condamnée pour avoir tué huit de ses nouveau-nés, celle en faveur de Fabienne Kabou, cette mère infanticide qui a noyé sa fille sur une plage de Berck. Quand les magistrats voient en elles des monstres, vous y voyez de l'amour. -Non mais ces femmes... Ces femmes sont... sont meurtries par le crime qu'elles ont commis. Prenons Dominique Cottrez. Comment imaginer, alors qu'elle a deux enfants, qu'elle va tuer huit de ses nouveau-nés ? Mais rien. Elle est assistante de vie. Rien ne prédestine cette femme à tuer des enfants. Donc il y a bien une explication. Il y a une raison. Et pour la juger, il faut comprendre, savoir pourquoi ça existe, ça. Sinon c'est pas la peine, ne faisons pas de procès. Et du reste, on l'a expliqué et elle a été jugée et bien jugée. Elle est sortie de prison. -Vous le disiez, vous avez été l'avocat d'acquittés d'Outreau, du Carlton, de Robert Hue, et de Florence Cassez, condamnée à 96 ans de prison au Mexique, que vous avez réussi à libérer. Qu'est-ce qui dicte vos choix ? -Les gens qui viennent me saisir. Les gens qui me font confiance. Si vous me demandez demain de venir vous défendre, je vous défendrai, sous quelques réserves, mais qui sont assez minimes. Mais sinon, c'est la confiance de mes futurs clients ou de mes clients qui font que j'accepte de les défendre, même parfois jusqu'au bout du monde. Un mot sur Florence Cassez : c'était une défense très difficile pendant cinq ans. On se parlait la nuit parce qu'avec le décalage horaire, j'intervenais la nuit pour que ça soit le jour pour elle. C'était compliqué. Un pays que je ne connais pas, avec un système judiciaire que je ne connaissais pas, avec un combat de tous les jours. Et quand vous êtes condamné à 96 ans de prison, 96 ans, c'est l'éternité. On nous avait annoncé à un moment : on a gagné en appel parce qu'elle est passée de 96 à 60, soit 36 ans de moins, c'était énorme, mais c'était encore une fois l'éternité. Jusqu'à enfin, cette décision de la Cour suprême qui a fait qu'elle a été libérée. Mais j'ai souvenir que quand je partais, quand je prenais l'avion en quittant Mexico, ce qui est arrivé de nombreuses fois, je regardais en bas, elle devait être là, dans une prison que je ne distinguais pas. Vous avez toujours un sentiment à un moment donné de... vous êtes comptable de la vie des autres. Et dans les procès criminels, c'est pareil. Moi, je me sens comptable de la vie des gens que je défends et très souvent je dis "je" parce que c'est moi, c'est moi qui comparais, c'est moi qui me défends, même si je parle pour un autre. -Oui. Vous avez également défendu David Da Costa, meurtrier et bourreau de son fils de cinq ans, mort sous ses coups et sévices. Vous saviez que vous ne pourriez pas lui éviter la perpétuité, pourtant, vous avez tenu à le défendre. Pourquoi ? -C'est souvent le pire des crimes qu'on vous met en exergue en disant : "Mais là, c'était nécessaire de le défendre ? Est-ce que là vous n'auriez pas pu passer la main ? Est-ce que ce n'était pas à ce point horrible qu'il n'était pas nécessaire de plaider pour un homme qui n'en valait pas la peine ?" Si, moi, je suis convaincu, même au détour du pire des crimes, de la chose la plus horrible, avec des victimes qu'on ne peut pas consoler, que l'homme derrière vous doit être défendu. Alors c'est compliqué de dire... Qu'est-ce que ça veut dire, de défendre un homme ? Est-ce défendable ? Les gens ont du mal à comprendre ça. Est-il défendable au détour du crime le plus odieux qu'il ait pu commettre ? Oui. -Il s'agit d'un père maltraitant. Vous avez été, vous, un enfant maltraité. L'un de vos confrères et amis, Me Delarue, dit : "Un adulte est un enfant couvert de cicatrices", ajoutant : "C'est très vrai pour Franck." Quel lien y a-t-il entre vous et cet infanticide ? Qu'est-ce que vous avez cherché à sauver ? -Je ne sais pas si... -La figure du père ? -C'est vrai que j'ai été un enfant fort battu et Hubert a raison, mais on se construit aussi au détour de cicatrices et de nos malheurs. C'est valable pour tout un chacun. -N'avez-vous pas cherché à défendre la part d'humanité de votre père ? -Si. Si, parce qu'encore une fois, on peut dire que mon père n'avait pas d'excuse. Il n'y a pas de raison de frapper ses deux enfants. Ou ses trois enfants. Mais encore une fois, je suis très attaché à ça. Il y a toujours une explication à un comportement déviant qui va même jusqu'au crime et au pire des crimes. Et c'est vrai que je suis assez attiré dans cette recherche d'explication ou de défense alors que c'est parfois pas défendable. Mais c'est la noblesse aussi du métier d'avocat. C'est-à-dire qu'on se demande pas toujours pourquoi faire ça ou pourquoi ou que dire... Non, on le fait parce que c'est notre serment. -Vous dites que quand on plaide pour quelqu'un, on plaide aussi pour soi. -Oui, je crois que quand on plaide pour les autres, on plaide aussi pour soi. Alors vous savez, on dit souvent que les avocats sont un peu mégalos. Moi, je le crois. On peut pas se lever dans une enceinte judiciaire avec des gens qu'on connaît pas qui vont vous juger, des gens qui vous regardent si on n'est pas quelque part un peu mégalo. Mais aussi on va chercher au plus profond de soi-même ses souffrances et on les raconte. Je dis pas que c'est une thérapie ou que ça peut servir de thérapie mais quelque part, on a des choses à dire, on a des choses à raconter et je crois que vous ne les racontez pas aussi bien que quand vous les avez vécues. Je dis pas que j'ai vécu tout ce que mes clients ont pu faire, mais avec l'expérience, avec le temps, j'ai des réponses à beaucoup de questions que d'autres peuvent se poser et je peux tenter de donner des explications qui rassurent. Les jurés d'une cour d'assises, des magistrats ou des jurys populaires, la cohésion de ces hommes et de ces femmes fait qu'en réalité, on rend une bonne décision, une bonne justice, quand on a le sentiment de ne pas s'être trompé. Nous, on est là aussi pour éviter qu'on se trompe et qu'on condamne par exemple des gens qui sont innocents ou qu'on condamne mal des coupables, ou qu'on décide de leur infliger des peines d'élimination alors qu'on pourrait peut-être faire autrement. Je crois qu'on est plus dans un souci d'être un guide pour que l'institution judiciaire fonctionne. -Plaider, c'est rendre avant tout sa part d'humanité à celui qui l'a perdue. C'est montrer ce que personne n'a vu, éclairer les angles morts, expliquer l'inexplicable ? -Oui, plaider et défendre, c'est un tout. C'est dire des choses qui n'ont jamais été dites jusqu'à présent. Même s'il y a eu une instruction fouillée, approfondie, c'est révéler des choses qui n'ont pas été dites. C'est parfois reconnaître une culpabilité en audience qui avait toujours été contestée. C'est démontrer une innocence à l'audience qui avait été pourtant contestée, battue en brèche, avec un avocat général qui refuse de l'admettre mais qui, à un moment donné, face à ses certitudes, se dit : "J'abandonne l'accusation"." C'est tout ça, plaider et défendre. C'est à la fois montrer l'homme dans sa personnalité, dans le crime qu'il a pu commettre ou qu'il n'a pas commis. Et c'est tout montrer, il ne faut rien cacher. Parce que vous savez, la justice a horreur du mensonge, par exemple, elle a horreur aussi des excuses. Elle a horreur finalement de l'erreur. Donc il faut tout dire, je suis partisan de ça. Je crois qu'à l'audience, il ne faut rien cacher. -Vous vous donnez jusqu'à l'épuisement, à tel point que vous avez failli mourir après une audience. C'est votre côté James Dean, cette fureur de plaider ? -Je fais attention, je me protège. Je fais attention, je... Vous savez, la cour d'assises, quand vous y êtes, ça peut durer deux, trois semaines. Les gens ne s'en rendent pas compte. Un procès, c'est rarement une journée ou deux. -C'est harassant. -C'est harassant, c'est long, ça démarre tôt le matin, ça finit tard. Donc soit vous y êtes et vous vous donnez, soit vous prenez du recul et vous faites autre chose. Alors un jour, je partirai à la campagne, j'abandonnerai les prétoires et les salles d'audience, et puis j'irai me reposer à la campagne. Pas encore. J'attends un peu. -Comme Dupond-Moretti, vous venez du barreau lillois, vous n'êtes pas né avec une cuillère d'argent dans la bouche, vous êtes connu pour vos plaidoiries et vos incidents d'audience, vous avez été victime d'un coup monté. Comme lui, vous avez été blanchi. Est-ce que comme lui, vous aimeriez devenir garde des sceaux ? Alors, il l'a dit à d'autres en son temps et à son époque : "Non, jamais." Mais moi, c'est non, jamais. Jamais je pense que je ne pourrais faire ce métier. -Pourquoi ? - Il l'a dit lui-même. Il faut avaler des couleuvres. Il faut... Voilà. Moi, je peux pas, je pourrais pas faire ça. Et la politique et le barreau, ça fait pas bon ménage. La preuve, il est aujourd'hui fortement critiqué alors que c'était un avocat de talent. J'ai toujours dit que c'était le plus grand avocat de cour d'assises que j'ai entendu plaider. Bon, mais pas garde des sceaux. Et ça m'arrive de le critiquer pour ce qu'il peut mettre en place. Je ne partage pas du tout sa vision de la justice, ce qu'il est en train d'en faire. Mais je respecte énormément l'homme et le camarade qu'il a été. On vient tous les deux de Lille, on a vécu 25 ans ensemble dans les tribunaux et dans les prétoires et non, je crois qu'il faut pas être ministre de la Justice. En tout cas, moi je vous le dis. Vous pourrez repasser l'extrait parce que ça n'arrivera pas. Jamais je ne serai garde des sceaux. Et on me le proposera pas. -Merci. -Merci. SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA

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